20.

Tout d’abord, une grosse femme aux cheveux blancs vêtue d’une chemise en lambeaux sortit en trébuchant. Athlétique et torse nu, un homme à la peau brune apparut derrière elle. Partout autour de la maison, des déclics d’armes automatiques se firent entendre.

Diego Alvarez s’adressa alors en hurlant aux agents fédéraux :

— Bande d’enculés ! Je vous préviens les mecs, je bute la vioque. C’est une vieille femme innocente. C’est ma cuisinière, les mecs. Posez tous vos putain de flingues !

Sommers était subitement muet. Son bronzage de héros des plages semblait s’estomper à vue d’œil.

Carroll jeta un regard au trafiquant de drogue. Les yeux noirs de l’homme étaient affolés, désespérés. Il avait des bulles de salive aux coins des lèvres. Se tournant vers Sommers, Carroll décréta :

— Nous devons le serrer. Peu importe comment, mais nous devons le serrer. Il me le faut.

Sommers resta silencieux. Il ne regarda même pas Carroll, qui insistait :

— Il faut impérativement l’arrêter. Nous n’avons pas le choix.

Le chef du FBI lui jeta un rapide coup d’œil. L’expression qui s’affichait sur son visage disait : « Toi, t’es flic à New York. Ici, c’est chez moi et c’est moi qui décide. » Carroll se représentait Alvarez leur échappant et cette idée le mettait hors de lui. Il devait empêcher que cela se produise. Sommers ignorait les implications de cette arrestation.

Diego Alvarez traînait tant bien que mal la corpulente cuisinière vers une Cadillac rouge garée devant son garage. Le trafiquant portait un pantalon blanc à pattes d’éléphant. Il était presque noir de peau et aussi musclé qu’un boxeur professionnel. La cuisinière ouvrait des yeux comme des soucoupes.

Carroll se mit en mouvement. Le plus discrètement possible, il recula de quelques pas et se faufila derrière un mur tapissé de fleurs.

Il patienta là quelques secondes, le temps de voir si sa disparition avait été remarquée, puis il longea précipitamment le mur jusqu’à une cour qui séparait la résidence d’Alvarez de la maison voisine. Des poubelles métalliques d’une propreté irréprochable y étaient alignées.

Un tuyau d’arrosage vert serpentait dans l’allée, jusqu’à une piscine où flottait un cheval gonflable que Carroll jugea grotesque. Il ne s’arrêta de courir qu’une fois parvenu dans la rue où les agents du FBI avaient garé leurs véhicules.

Tandis qu’il s’installait au volant de la Pontiac Grand Prix de Sommers, une pensée plutôt perturbante lui vint à l’esprit.

Il n’aurait jamais fait cela si Nora avait été encore en vie… Il n’aurait jamais pris de tels risques.

Arch Carroll mena doucement la berline jusqu’au coin de la rue, où il prit un large virage à droite avant de tourner promptement à gauche sur South Océan.

Il aperçut Diego Alvarez qui, un pâté de maisons plus loin, pénétrait à reculons dans sa Cadillac. Le trafiquant de drogue tenait toujours la cuisinière aux cheveux blancs plaquée contre son torse nu. Il beuglait comme un forcené contre les agents fédéraux, mais ses paroles étaient emportées par la brise marine.

Carroll appuya à fond sur l’accélérateur. La voiture bondit en avant dans un crissement de ses pneus radiaux.

Carroll se cambra, inspira profondément.

Ne pense pas à ce que tu fais. Va jusqu’au bout, maintenant.

Son arme était posée à coté de lui, sur la banquette.

Le compteur s’affolait : cinquante, soixante-cinq, quatre-vingts kilomètres heure.

Puis les roues avant heurtèrent violemment le trottoir avec un bruit assourdissant. La secousse souleva l’avant de la voiture d’au moins un mètre du sol.

L’espace de quelques interminables secondes, les quatre roues ne couchèrent plus terre. La voiture volait, littéralement.

— Putain de merde… ! beugla un agent fédéral en se jetant en roulé-boulé sur la pelouse.

— Nom de Dieu ! glapit un autre.

Diego Alvarez tira frénétiquement trois balles en direction de la Pontiac lancée sur lui à toute allure. Le pare-brise de la berline vola en éclats, projetant des bouts de verre sur le visage de Carroll.

La voiture rebondit sur la pelouse, de nouveau sur ses quatre roues, puis sur une allée en tomettes.

Carroll appuya de toutes ses forces sur l’accélérateur.

Tenant le volant d’une poigne de fer, s’y cramponnant aussi fort que ses mains et ses bras le lui permettaient, il baissa la tête juste avant le choc.

La voiture de Sommers s’encastra dans l’aile de la Cadillac rouge cerise de Diego Alvarez. La décapotable sembla se plier en deux et, tel un gigantesque palet de hockey sur glace, se mit à glisser latéralement avant de percuter le mur du garage.

Une douzaine d’officiers du FBI traversaient déjà la pelouse à toutes jambes.

Ils avaient rejoint les deux véhicules imbriqués avant même que ces derniers se soient immobilisés.

Des revolvers, des fusils d’assaut, des M 16 furent braqués sur l’intérieur de la Cadillac par les vitres avant ouvertes.

— Pas un geste, Alvarez. Ne bouge pas un cil, rugit un type du FBI. J’ai dit pas un geste !

Carroll poussa un grognement puis s’extirpa non sans peine de l’épave de la Pontiac. Il hurlait le nom de Diego Alvarez de toute sa voix, dont la puissance le stupéfia.

Il beuglait encore quand il arracha le trafiquant de drogue de sa voiture en ruine.

— Arch Carroll, division antiterroriste de la DIA ! Vous n’avez aucun droit ! Vous m’entendez ?… Comment étiez-vous au courant de l’existence de Green Band ? Qui vous en a parlé ? Répondez-moi !

— Va te faire foutre ! lui rétorqua Diego Alvarez avant de lui cracher au visage.

Le policier new-yorkais se décala légèrement sur la gauche puis lui plaça une droite au menton. Alvarez s’écroula sur le sol, sans connaissance.

— C’est ça ! Toi d’abord ! fit l’ancien gamin des rues du Bronx qui subsistait encore en Carroll.

Il essuya la salive du trafiquant de drogue sur sa joue.

Clark Sommers ouvrait une bouche si grande qu’elle formait un O parfait au centre de sa figure. Plusieurs jeunes et fringants agents fédéraux se contentèrent de secouer la tête.

Dans les bureaux du FBI, sur Collins Avenue, Miami, Diego Alvarez fut conduit dans une petite salle d’interrogatoire, où il confia à Carroll tout ce qu’il savait.

— Je sais pas qui ils sont. Sérieux, mec. Quelqu’un voulait juste te faire descendre en Floride.

Sachant qu’il y avait chez lui pour plus de trois cent cinquante mille dollars de cocaïne et que ses perspectives de libération dans cette vie tenaient de ce fait du vœu pieu, Alvarez n’avait rien à gagner à mentir. Carroll l’observa pendant qu’il parlait.

— Je le jure. Je sais rien d’autre, mec. Mais j’crois que quelqu’un te mène en bateau. On s’est servi de moi et de ma grande gueule. Mais c’est toi qui es visé… Quelqu’un voulait que tu viennes ici pour pas que t’ailles voir ailleurs. Ils jouent avec toi, mec. Ils te font marcher grave.

Carroll eut soudain envie de poser la tête sur la table de la salle d’interrogatoire, là, devant lui. Il avait été manipulé et il en ignorait totalement la raison. Tout ce qu’il savait, c’était que les gens derrière tout cela étaient d’une habileté sans pareille. Le message était des plus clairs : Tu vois, on peut faire ce quon veut de toi – ce qu’on veut, comme on veut.

 

Un peu plus tard, Carroll déambulait devant l’immeuble qui abritait les locaux du FBI, le long d’un mur de stuc blanc chauffé par le soleil.

Il espérait que le soleil de Floride apaiserait son esprit las. Il se disait que le climat de Miami serait sans doute plus agréable pour Tchatcheur que celui de New York.

Il était relativement sûr de deux ou trois choses, plutôt perturbantes.… Les membres de Green Band – qui qu’ils fussent – savaient non seulement qui il était mais aussi qu’il serait chargé de l’enquête. Comment le savaient-ils ? Qu’est-ce que ceci était censé lui suggérer, concernant leur identité ?… Ils avaient manifestement envie qu’il sache à quel point ils étaient intelligents et bien informés. Ils avaient envie de l’impressionner – et, honnêtement, à cet instant précis en tout cas, ils avaient tout bon.

Dans l’avion qui le ramenait à New York, Arch Carroll but deux bières puis deux whiskies irlandais. Il aurait volontiers pris deux autres whiskies, mais il se rappela avoir fait une promesse à son directeur de conscience, Walter Trentkamp. Il passa le reste du vol à dormir.

Il fit un rêve délicieux. Il quittait son boulot à la division antiterroriste de la DIA et partait vivre avec les enfants et Nora sur la plus belle plage de sable blanc de Floride.

Vendredi Noir
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